jeudi, mai 15, 2008

Ladies & Gentlemen


Hier c’était piano au Théâtre des Champs Élysées, Richard Goode pour un, je cite, « hommage à Chopin ».
Tout d’abord je tiens à souligner le fait que ce n’est qu’au bout du dixième concert là-bas que j’arrive enfin à repérer (donc à acheter) les places avec une bonne visibilité et acoustique. Le Winterreise en nocturne je l’ai encore entre les dents.
Ainsi donc le programme du soir (dans l’ordre d’apparition mesdames et messieurs) :

_ Des extraits du Clavier bien tempéré de Bach
_ Nocturnes, Mazurkas et impromptu de Chopin
_ La sonate Clair de Lune de Ludwig (van Beethoven)

Entracte (le japonais recharge son Canon et la comtesse va se repoudrer)

_ Deux études de Debussy
_ Nocturne, Le scherzo n°4 et une polonaise de Chopin

Bis

_ Deux pièces de Chopin.


L’homme arrive sur scène, un new yorkais au visage fort sympathique emprunt tout de même d’un certain contentement. Il enclenche alors doucement Bach, des préludes et fugues. Un son d’une douceur rare, j’ai été tout de suite frappé par ce touché de velours soyeux. Un jeu satiné souligné par un art du phrasé tout aussi doux et sans précipitation. Bach était superbement servit. Le prélude s’achève, la fugue entre en scène… Du bras droit il dessine dans l’air le sujet de la fugue comme pour illustrer sa main gauche, et enfin s’abat sur le clavier pour la réponse. Son jeu dans Bach prend alors une dimension joviale et presque ludique, le son doux et feutré participe pleinement à l’épanouissement de cette atmosphère. Les préludes et fugues s’enchainent dans une parfaite harmonie et une grande sensibilité. Sensibilité, intériorisation qui se marrie parfaitement avec la « mécanique » de l’écriture du Kantor de Leipzig, en effet le pianiste semble garder ses distances vis-à-vis des pièces, suivant avidement les notes sur la partition. Je ne peux résister à comparer cette interprétation à celle de Gould ; la lenteur même et une façon de construire les fugues dans cette approche en douceur qui laisse pleinement le temps d’admirer ces monuments que Liszt comparera à l’architecture gothique.
Bach s’achève pour laisser entrer Chopin. L’homme range ses partitions et laisse un pupitre vide.

J’avoue que ce concert m’a particulièrement marqué de par le fait qu’il a été le lieu d’une grande réflexion, son jeu était totalement intellectuel. Le Nocturne n°13 opus 48 n°1 était la première pièce, une œuvre avec de très grands écarts de notes, la main gauche allait loin chercher ses notes à l’exemple de la droite. Une pièce aux forts contrastes donc et surtout laissant imaginer au public que les notes s’écartent comme pour mieux les laisser entrer dans l’univers de Chopin.
Le récital se poursuit et inlassablement je remarque cette douceur de son et surtout un homme gardant ses distances, jouant sublimement avec une grande finesse, mais toujours il se refuse à entrer dans une sentimentalité exacerbée. Il se refusait presque de croire en ces Mazurkas ou bien de se laisser rêver sous la voûte d’un nocturne.
S’est ouvert alors une notion, une idée : la distanciation vis-à-vis de l’œuvre même. Soulignant ainsi que tout œuvre est le fruit d’un travail avant tout et que se plonger désespérément dans le ressenti et se laisser infliger ses émotions premières n’est pas la voie pour apprécier pleinement la pièce. En gardant une attitude presque hiératique face à ces envoutantes Mazurkas, Goode a exprimé quelque chose se mettant en rapport direct avec l’idéal de composition romantique : « Qu’il laisse le sentiment se déverser et l’écarte ensuite, tel un juge froid, pour polir son œuvre, la compléter et la corriger ». Ainsi s’exprimait Kazimierz Brodzinski (1791-1835) l’un des professeurs du jeune Chopin à propos de l’écriture. Le sentiment et son expression n’est alors, et se doit de le rester, qu’un instrument au service d’un but final qui est l’harmonieuse conjugaison d’une réflexion, de sentiments et d’une forme dans un tout que l’on nomme « œuvre ».
Le pianiste (et l’auditeur) ne doit pas sombrer dans une interprétation emplie de pathos, il passerait alors à côté de la pièce, sombrant dans un état qui n’est que le résultat d’un amour inconsidéré pour la faiblesse, l’immédiat. J’en veux pour illustration les mots de Goethe à propos de son œuvre Les souffrances du jeune Werther (1774). Face à « la fièvre de Werther » qui avait produit (outre une mode) quelques suicides, Goethe s’exprime ainsi dans ses correspondances : « on condamne une œuvre qui, mal comprise par quelques esprits bornés, a tout au plus débarrassé le monde d’une douzaine d’imbéciles et de propres-à-rien ! » L’aveu est fait : l’écrivain ne croit pas et ne cherche pas à croire son histoire, l’intérêt final n’est pas ici de souffrir. Dans cette courte citation on est frappé par l’humour et la distance qu’adopte Goethe, deux traits que l’on retrouve dans le jeu de Goode.
Comprendre ou jouer un nocturne seulement comme la souffrance, l’exaltation d’une âme face à une atmosphère propre serait une erreur. Certes ce point doit être dans l’interprétation, de même qu’en lisant un livre on ressent les transports des différents protagonistes, mais on ne doit s’arrêter à cet unique point. Une pièce serait alors un point de départ, une ouverture vers un élargissement intellectuel, une base de réflexion et de technique. On se doit de rester raisonnable face à une œuvre, de ne pas sombrer.
Ainsi hier soir Goode jouait comme Goethe écrivait ; il s’emplissait des émotions en gardant une distance, ayant pleinement conscience que la finalité ne se trouve pas dans l’unique exaltation d’un sentiment.

Ce son si particulier, d’une douceur telle que l’on se croyait dans un tableau d’Ingres où le velours se fait toucher, m’interrogeait sur la suite du programme. En effet la sonate si réputée Clair de Lune de Beethoven allait être parfaite pour son premier mouvement Adagio sostenuto, son deuxième Allegretto allait pouvoir s’exalter dans une atmosphère rieuse mais que faire du Presto de l’ultime mouvement ? Une pièce d’un naturel que l’on qualifie volontiers de violent. Comment Richard Goode allait-il, avec ses phrasés si voluptueux et ce son si doux, arriver à donner sa pleine puissance à cette pièce ? La réputation de notre homme dans le répertoire beethovenien ne laissait que peu de place à l’angoisse.
Le premier mouvement fut abordé avec une poésie, une émotion rare, gardant toujours le contrôle. Ce jeu si cristallin allait à merveille à cette ambiance propre à l’introspection, le second mouvement était rieur, peu dansant comme on l’entend souvent, juste rieur…les petits balancements du pianiste éclairaient parfaitement son désir de donner à ce passage son aspect concertant, où les voix se répondent avec candeur comme des rires d’enfants. Puis le silence se fit. Le musicien dans son troisième mouvement n’a pas cherché à atteindre une force, un aspect « piquant » comme on pourrait le retrouver chez Argerich, non, il a tourné cette pièce avec toute la grâce d’un danseur. Son jeu s’est fait plus agressif mais sans dépassé une limite qui lui aurait été fatale, il gardait perpétuellement le côté rêveur de la pièce. Cette interprétation donnait alors une vision littéralement différente, le troisième mouvement se reliait naturellement au premier et à ses rêveries. Goode propre à lui-même n’est pas tombé dans un jeu emphatique, les passages virtuoses gardaient toute la raison qui leur est nécessaire pour garder une crédibilité et ne pas tomber dans le « gratuit ». Une grande interprétation loin de celles qui sont dignes de la « peinture pompier ».

Puis le concert s’est poursuivit avec Debussy comme digne élève spirituel de Chopin et avec un magnifique scherzo n°4. Ce qui a été fascinant durant cette seconde partie c’était de voir que ce son si particulier qui le caractérisait dans son jeu avait presque disparu. Son touché était devenu plus direct, fort, parfois à la limite de l’agressivité. Il serait naïf d’attribuer ceci à une quelconque fatigue…si l’on observe alors le scherzo et la polonaise joués on réalise alors que ce jeu plus direct s’attache parfaitement à ces deux pièces. L’ultime polonaise était déchainée, le pianiste en poussait des gémissements et frappait du pied, lui si froid en début de concert, on l’imaginait alors déchiré comme la Pologne : Homme au bord du sentiment exacerbé, se devant de rester maître de son jeu…ne pas succomber à une « fièvre de Werther ».
L’apothéose des applaudissements finaux s’est fait interrompre d’une manière nonchalante, le musicien sorti de scène revient et se glisse devant son piano, son bras droit tendu jouant la première note de la pièce avant qu’il ne fut lui-même assis. Les deux derniers morceaux étaient d’une rare douceur, comme désignés pour bercer la soirée, la conclure sur une note d’amour maternelle. Le dernier rappel a donné naissance à une pièce troublante. Morceau de Chopin mais dans un style si proche de Bach que je doute même à l’attribuer à Chopin…illustration finale d’un hommage de Goode à Chopin et de Chopin à Bach.


Satyriquement, on est bien ici non ?

1 commentaire:

Anonyme a dit…

"C'est fin, c'est très fin, ça se mange sans fin"